Au Liban, un air de « Mai 68 »
Tribune publiée dans le journal ‘le Monde’, le 28 octobre 2019
Ziad Majed, Ziad Majed, octubre 2019
Le soulèvement des dernières semaines transcende les clivages communautaires, et ses slogans montrent qu’il semble aller bien au-delà de la mise en cause des élites politiques, souligne le politiste franco-libanais dans une tribune au «Monde».
Depuis le 17 octobre 2019, se produit au Liban un soulèvement populaire sans précédent. Des centaines de milliers de citoyens et citoyennes occupent les places des grandes et moyennes villes du pays. Ils réclament la chute du régime et des réformes économiques et politiques.
L’ampleur de cette contestation surprenante par sa forme, s’explique surtout par des raisons tenant d’un contexte national bien particulier.
1. L’accumulation des crises : le soulèvement survient suite à une succession de crises économiques, sociales et de scandales de corruption restés impunis. La chute de la valeur réelle de la monnaie nationale face au dollar américain ainsi que de nouveaux impôts proposés par le gouvernement, considérés comme la provocation de trop par une grande partie de la population, ont précipité l’explosion de la colère.
2. Le dépassement des anciens clivages : Depuis les élections présidentielles en 2016, les parlementaires en 2018 et la formation du nouveau gouvernement en 2019, les lignes de clivages politiques et confessionnels engendrées par l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri en 2005 ont bougé.
Le retour de la sociologie politique
Les ténors de la politique libanaise, chrétiens, sunnites et chiites, semblent s’accorder sur la gestion des affaires inter-libanaises, malgré leurs divergences et alliances externes contradictoires. Face à eux, une nouvelle génération s’est mobilisée, dépassant les mêmes clivages devenus obsolètes et transcendant les frontières politiques entre communautés religieuses. Ses revendications et slogans clouent au pilori toute la classe politique, du premier ministre Hariri fils au Hezbollah, du président Michel Aoun au chef du parlement Nabih Berri.
Tous sont logés à la même enseigne et tenus pour responsables de la crise libanaise.
Ainsi, le soulèvement bat en brèche les tentatives simplistes d’expliquer toute tension et crise au Liban, par la géostratégie moyen-orientale et la rivalité Téhéran – Riyad ou par le confessionalisme en tant qu’essence nationale. La sociologie politique fait son retour pour donner du sens aux dynamiques internes et leurs évolutions.
3. Une contestation décentralisée : Contrairement à toutes les mobilisations précédentes qui convergeaient vers la capitale Beyrouth (surtout en 2005), le soulèvement populaire est aujourd’hui fortement décentralisé. Cela favorise une plus large mobilisation, une représentation limpide des spécificités régionales, une indépendance et une liberté de circulation ne nécessitant pas l’organisation des déplacements couteux des manifestants.
Plus important encore, cela permet aux citoyens et citoyennes de s’exprimer dans chaque région, et au sein de chaque communauté, contre les politiques locaux sensés les représenter. Par conséquent, la récupération ou l’instrumentalisation de cette colère partagée pour créer des crispations inter-communautaires et les opposer les unes aux autres devient difficile. C’est d’autant plus ardu pour les politiques que la solidarité entre manifestants faisant face à leurs propres représentants s’affiche dans chaque ville.
A noter dans ce contexte, la mobilisation dans des localités du sud Liban, fief du Hezbollah chiite considéré comme l’acteur le plus puissant du pays et le plus rassembleur de sa communauté. Que ce soit à Tyr, Nabatiyyeh, Kfar Romman ou Bent Jbeil, des milliers de manifestants honorent et acclament leurs compatriotes des autres régions du pays en appelant de concert à la chute du régime et de toutes les forces politiques qui le constituent, dont le Hezbollah.
A ces considérations libanaises, s’ajoute une ressemblance avec les révolutions arabes. Ces dernières, dans leurs premières semaines en 2011 (en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen, au Bahreïn et en Syrie), puis durant la deuxième vague en 2019 (au Soudan, en Algérie et en Iraq) inspirent certais manifestantes et manifestants libanais. C’est un fait indéniable tant du point de vue de la fierté retrouvée, que de l’humour assassin pour briser le « prestige » des responsables, de la rhétorique et des chants. L’occupation des espaces publics et leur réappropriation en est une preuve supplémentaire, tandis que la coordination et les partages sur les réseaux sociaux ne cessent chaque jour d’amplifier la participation des jeunes femmes et hommes.
Les graffitis, les slogans contre le racisme, le sexisme et les discriminations indiquent, quant à eux, une volonté d’aller bien au-delà du renversement des élites politiques et de leurs valeurs. Certains évoquent même un air de « Mai 68 » dans la rue, notamment à Beyrouth.
L’impasse politique
Face à cette société survoltée et en ébullition, la classe politique se trouve dans l’impasse. Les réformes économiques annoncées à la hâte par le premier ministre et le discours du président de la république ne satisfont pas les manifestants. La rhétorique classique du pouvoir agitant le scénario des complots étrangers et la menace du chaos ne prend pas non plus. Le soulèvement populaire a dévoilé et donné la mesure de l’ampleur de la crise du système politique confessionnel et du clientélisme qui le préserve. Il trahit le décalage flagrant entre un système sclérosé couvé par son élite politique (qui a monopolisé la représentation des communautés depuis 2005, voire depuis 1992 pour certains) et une grande partie d’une société en mouvement.
L’issue de cette impasse n’est toujours pas claire, de même que l’alternative politique. Toutefois, il faut noter que la naissance de cette nouvelle dynamique citoyenne, crée de toute évidence un précédent dans la culture politique du pays, quoi qu’il arrive dans les prochaines semaines.